outsiders HOWARD.S.BECKER

Publié le par nelly

Etienne Delcambre, HKS
Mars 2003
Howard S. Becker
Outsiders
Études de sociologie de la déviance
1985 ( première édition en 1963)
 
 
 
1. Biographie
Howard S. BECKER (1928 - )
Sociologue américain né en 1928, il appartient à l’Ecole de Chicago. Ancien élève de E. Hugues, il
est considéré comme un représentant de l’interactionnisme symbolique qui s’intéresse aux interactions
entre les acteurs sociaux. Howard Becker publia plusieurs études de sociologie de l’éducation et du
travail, ainsi que des essais influents sur l’usage de la méthode ethnographique. Pianiste de Jazz et
photographe, il renouvelle la sociologie de l’art dans son livre Arts Worlds en 1982, son expérience
professionnelle ressort également d’Outsiders.
2. Introduction
La déviance avant Becker. La déviance est, avant Becker, traditionnellement définie,
notamment dans la sociologie américaine, comme un ensemble de comportements qui transgressent
des normes acceptées par tel groupe ou telle institution. Cette définition tend à considérer la déviance
comme le seul fait de l’individu déviant, c’est-à-dire qu’elle est focalisée sur le comportement déviant
en lui-même. On étudiait alors la déviance à partir de la désorganisation sociale (École de Chicago),
ou bien de sous-cultures délinquantes (culturalisme), ou encore du concept d’anomie (Merton).
Objectif et problématique. L’objectif de Becker, dans cette analyse de la déviance, est
d’étudier l’ensemble des relations qu’entretiennent toutes les parties impliquées dans le processus
qu’est la déviance, se plaçant ainsi dans la perspective interactionniste. Howard Becker en vient donc
à se demander comment et qui crée la déviance. Ce qui fait le déviant n’est plus uniquement son
comportement proprement dit mais le fait que la société le qualifie comme tel, ce qui amène Becker à
écrire : « Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès ». Les phases de la
constitution de la déviance et les acteurs de cette constitution seront donc étudiés dans Outsiders.
Méthode. L’originalité de la méthode de Becker réside dans la combinaison de la réflexion
théorique et de recherches empiriques. Ses observations sur le terrain seront centrées sur deux groupes
déviants : les fumeurs de marijuana et les musiciens de danse. Ces études empiriques seront alors
abordées à la fois avec des entretiens semi-directifs et une observation participante (Becker appartint
lui-même au groupe des musiciens de danse). On retrouve alors dans l’ouvrage des chapitres
théoriques et des chapitres plus empiriques où le va et vient entre théorie et observation est assuré.
 
 
 
3. Résumé
1. Le double sens de « Outsider »
Becker insiste en premier lieu sur le caractère subjectif de la déviance : le déviant n’est pas
déviant aux yeux de son groupe déviant car les normes sur la base desquelles il est jugé ne lui
paraissent pas légitimes. Ainsi, « le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son
univers » et le caractère déviant de l’individu n’est réel que pour ses juges. Ces normes qui sont la
base du jugement se décident dans le cadre d’un « conflit politique » et peuvent être arbitraires, ce qui
implique qu’elles ne sont, au même titre que le processus de désignation, « pas nécessairement
infaillible ». Becker utilise l’analogie médicale pour montrer que la déviance est considérée comme
purement pathologique — comme un mal —, ayant sa source à l’intérieur du déviant, ce qui empêche
de « voir le jugement lui-même comme une composante décisive du phénomène ». Sont ensuite
précisées différentes modalités du processus de désignation ; certaines normes peuvent être appliquées
en fonction des conséquences puisque le processus implique la réponse d’individus à des conduites.
Becker évoque également dans le processus de désignation un rapport de dominants à dominés, aux
niveaux politiques et économiques. En définitive, le double sens de « Outsider » (étranger du fait de sa
désignation comme déviant) tient du fait que le déviant peut considérer ses juges comme eux-mêmes
déviants.
 
2. Types de déviances, un modèle séquentiel
Types de déviances
Becker entame ce chapitre par ce désormais célèbre tableau, qui nous montre la diversité de la
déviance, loin d’être uniforme, selon que le déviant est transgresseur ou non et selon qu’il est perçu
comme déviant ou non :
Obéissant à la norme Transgressant la norme
Perçu comme déviant Accusé à tort Pleinement déviant
Non perçu comme déviant Conforme Secrètement déviant
Howard Becker se propose ensuite d’étudier chronologiquement la déviance, c’est-à-dire de
construire un modèle séquentiel permettant de voir les différentes phases (séquences) par lesquelles
passe l’individu pour en arriver à la déviance, pour cela, il étudiera tant ceux qui ont été vers la
déviance et s’en sont écartés que ceux qui sont allé, et y sont restés, jusqu’à la délinquance : La
déviance est analysée en termes de « carrière ». La première étape est la transgression ; celle -ci peut
être non-intentionnelle ou intentionnelle. Pour qu’un individu transgresse volontairement une norme, il
faut qu’il s’extirpe de l’« engagement » qui le lie aux normes. Pour cela, plusieurs processus sont
possibles, l’individu passe généralement pas une neutralisation ou une justification. A la première
transgression succède une série d’apprentissages confortant ou non l’individu dans le groupe déviant.
Une autre phase consiste pour l’individu à « être pris et publiquement désigné comme déviant ». La
stigmatisation aboutit à un changement de l’image de soi : il y a nouveau statut, nouvelle étiquette (Il
peut arriver que l’individu se stigmatise lui-même). Becker reprend ensuite le vocabulaire d’E.
Hugues : la déviance d’un individu, qui peut être une « caractéristique accessoire », un « statut
subordonné », est perçue comme une « caractéristique principale », un « statut principal », ce qui
amène le processus de stigmatisation ( que l’on peut associer au processus de prophétie autoréalisatrice).
Il y a donc une carrière déviante dont les phases sont dues au comportement et à sa
perception par la société.
 
3. Comment on devient fumeur de marijuana
Les analyses traditionnelles, comme celles des psychiatres ou des représentants de la loi
américaine, tendent à montrer que ce sont des caractéristiques individuelles qui prédisposent à fumer
de la marijuana. Becker montre au contraire, grâce à une cinquantaine d’entretiens dits "semi-directifs"
que ce comportement se forme au fil d’une carrière. Tout d’abord, l’individu doit procéder à un
« apprentissage de la technique » : s’il ne possède pas cette technique, l’individu aura une mauvaise
conception de la marijuana et arrêtera d’en fumer. Ensuite, il doit suivre un « apprentissage de la
perception des effets », il doit avoir les symptômes mais surtout la reconnaissance de ces symptômes.
Il doit pour ce faire apprendre des notions qui lui permettront de nommer les effets. Enfin, le fumeur
de marijuana doit avoir un « apprentissage du goût pour les effets ». Bien souvent, le débutant ressent
des sensations désagréables (vertige etc.) et « le débutant ne peut poursuivre que s’il apprend à
redéfinir ces sensations comme agréables ». Les effets sont alors appréciés dans le cadre d’une
interaction avec les partenaires (le goût est alors socialement acquis). Cette étape est nécessaire au
commencement et à la poursuite de la pratique. Ainsi, il y a élaboration d’une disposition ou d’une
motivation à utiliser de la marijuana à travers ces trois apprentissages, ce qui amène l’individu à
pouvoir répondre "oui" à la question "Est-ce agréable ?". Le fumeur de marijuana doit ensuite, pour
continuer sa pratique, apprendre à répondre "oui" aux questions "Est-ce prudent ?", "Est-ce moral ?".
 
4. Utilisation de marijuana et contrôle social
Le contrôle social exercé sur tout individu interdit théoriquement un comportement déviant ; il
faut donc une défaillance du contrôle social pour que la déviance puisse arriver. Le contrôle social
s’effectue par l’intermédiaire de sanctions ou par des mécanismes plus subtils tels que la socialisation.
Dans le cas de la consommation de marijuana, la difficulté d’approvisionnement, d’usage, l’entourage
et la représentation traditionnelle que l’on en a sont autant d’obstacles. En ce qui concerne
l’approvisionnement, les lois interdisant la vente de marijuana le rendent difficile de telle sorte qu’il
faut être dans un cercle non conformiste, avoir du « contact » pour pouvoir fumer régulièrement : il
faut pouvoir oublier le danger que l’approvisionnement représente, il faut être intégré à ce cercle. La
gêne qu’entraîne la consommation de marijuana empêche également la régularité de son utilisation : le
secret que l’on tient à garder empêche d’avoir une consommation régulière, il faut réviser son idée
pour que cette forme de contrôle disparaisse. Enfin, au niveau de la moralité, le stéréotype tend à
considérer le drogué comme amoral. Il faut alors avoir un contact avec un groupe émancipé au niveau
de la perception morale de la consommation pour qu’ait lieu une rationalisation et une justification.
Pour continuer, le fumeur doit également se convaincre qu’il n’est pas dépendant : il doit opérer une
auto-justification. « En résumé, un individu se sent libre de fumer de la marijuana dans la mesure où il
parvient à se convaincre que les conceptions conventionnelles de cet usage ne sont que des idées de
personnes étrangères et ignorantes ».
 
5. La culture d’un groupe déviant : les musiciens de danse
L’activité des musiciens de danse diffère de celle des fumeurs de marijuana en cela qu’elle est
légale mais qu’elle va de pair avec un mode de vie marginal ; pour les observer, Becker utilise
l’observation participante : il a fait partie de ce groupe. Les musiciens de danse se définissent en
opposition avec les « caves », qui sont les non-musiciens ; les musiciens ont un don qui les distingue
de ces derniers, ils se sentent donc supérieurs, ce qui entraîne un non-obligation de conformité. Ils
craignent le « cave » qu’ils méprisent mais qui est en position de force puisqu’il est la demande, le
client. Les musiciens de danse doivent combiner 1. leur volonté de s’exprimer librement, 2. les
pressions extérieures pour lesquelles ils peuvent accepter de s’abstenir. Il résulte de cette combinaison
deux comportements : le musicien de jazz et le musicien commercial qui admettent tous deux les deux
thèmes mais accordent plus ou moins d’importance à l’un et à l’autre. Cette conception méprisante du
reste de la société conduit à renforcer l’isolement, ce qui entraîne un « cycle de déviance croissante »,
si bien que quand aucune barrière ne sépare le musicien du « cave », il en crée, et que celui-ci tend à
reproduire cet isolement dans la vie socia le ordinaire : le rejet des « caves » participe du rejet de la
société globale.
 
6. Les carrières dans un groupe professionnel déviant : les musiciens de danse
Becker applique ici son concept de carrière au groupe des musiciens de danse. Il reprend tout
d’abord ce que Hugues écrivait du concept, « une suite typique de positions, de réalisations, de
responsabilités et même d’aventure », ceci à travers différents statuts. La carrière est pour Becker
subjective. Chez les musiciens de danse, il existe une hiérarchie des emplois qui forme la qualité d’une
« carrière ». Le nombre et la qualité des emplois dépendent du réseau de relations du musicien, de sa
position dans le réseau de coteries (une coterie correspond à un groupe). Outre les coteries, la famille
détermine également la carrière puisque la vie régulière qu’exige la vie familiale entraîne l’individu à
avoir une condition conventionnelle. Chaque étape d’une carrière est une séquence constituée d’un
parrainage, d’une prestation réussie nécessaire à la progression et de l’acquisition de nouvelles
relations.
 
7. L’imposition des normes
L’imposition d’une norme passe par son application, sa publication et est déterminée par
l’intérêt qu’on lui porte. Becker distingue plusieurs cas, on peut s’imposer des normes à soi-même ou
dans le cadre d’une lutte entre deux parties ou encore dans un système plus complexe de relations ;
plus il y a d’individus ou de groupes qui rentrent en jeu, plus l’imposition est complexe. L’imposition
d’une norme provient d’une valeur générale, traduite dans une norme spécifique puis concrétisée dans
un acte particulier. L’entrepreneur de morale est celui qui veille au déroulement du processus. (cf.
chapitre 8) Becker traite ensuite l’exemple de la législation sur la marijuana. Les agents du Bureau of
Narcotics sont les entrepreneurs de morale, motivés par leurs convictions, ils engagèrent une
campagne dans l’opinion publique via les media, ce qui contribua à la fois à l’acceptation de la norme
et à la possibilité de créer une loi, le Marijuana Tax Act. Ces « entrepreneurs » durent ensuite tenir
compte des intérêts de certains pour que la nouvelle norme soit enfin adoptée. C’est ainsi qu’à la suite
de l’action des entrepreneurs de morale, les fumeurs de marijuana devinrent déviants.
 
8. Les entrepreneurs de morale
À l’origine de l’imposition d’une norme, on trouve « ceux qui créent les normes », ceux-ci
souhaitent une réforme et croient qu’une mission leur incombe, du fait soit d’un intérêt personnel soit
d’une motivation humanitaire. Ces entrepreneurs se désintéressent des moyens et ne voient que les
fins, ils font donc appel pour les "moyens" à des spécialistes, des professionnels (comme les
psychiatres), ce qui implique des influences imprévues. Quand réussite il y a, l’entrepreneur perd son
occupation et cherche à s’occuper si bien qu’il devient un « professionnel de la découverte d’injustices
à réparer ». S’il y a échec, il peut se concentrer sur le maintien de ce qui existe ou bien « battre en
retraite ». Quant à « ceux qui font appliquer les normes », ils sont l’instrument de
l’institutionnalisation de la norme, ils sont une force de police. Ils sont détachés de la norme en cela
qu’ils ne voient que son application, elle est leur raison d’être. Ils doivent, dans leur tâche
d’application, sélectionner parmi les déviants ceux qu’ils poursuivent et font un arrangement (« fix »),
c’est-à-dire qu’ils passent par des intermédiaires (« fixer ») qui les aident à reconnaître tel ou tel
individu comme déviant. On voit là des facteurs de déviance externes à l’acte. En définitive, la
déviance est le résultat d’initiatives.
 
9. Étude de la déviance : problèmes et sympathies
Il y a des difficultés dans l’étude de la déviance et plus particulièrement dans les
comportements des deux groupes impliqués : les déviants et les entrepreneurs de morale. Les membres
des groupes déviants utilisent des méthodes pour dissimuler ce qu’ils font aux autres, ils exercent leurs
activités en dehors des barrières institutionnelles. La nature même de la déviance rend difficile son
étude. Il faut par ailleurs, pour bien l’étudier, considérer les comportements déviants non pas comme
« quelque chose de particulier, de dépravé » mais « nous devons les considérer simplement comme
une forme de comportement que certains désapprouvent et que d’autres apprécient, et étudier les
processus selon lesquels ces deux perspectives se constituent et se perpétuent ». Tel est le principal
écueil à éviter. Howard Becker conclut en prônant un contact étroit avec les groupes étudiés, et donc
l’observation participante.
 
10. La théorie de l’étiquetage : une vue rétrospective (1973)
À l’approche naturaliste, Becker dit préférer l’approche des théories interactionnistes de la
déviance. C’est pourquoi l’auteur a voulu mettre l’accent sur l’indépendance logique entre les actes et
les jugements portés sur ceux-ci. La déviance est en cela une forme d’activité collective qui doit être
étudiée sous toutes ses facettes au même titre que n’importe quelle forme d’activité collective. Becker
dit de son approche qu’elle entraîne à la fois une clarification et une complication de la conception de
la déviance. Il y a complication car le champ d’études est plus vaste puisqu’on y prend en compte tous
les acteurs et toutes les circonstances. Becker rappelle également la nécessité d’une étude approfondie
des définitions non pas pour leur vérité mais pour leur caractère subjectif révélateur. Enfin, Becker
tente de répondre aux attaques qu’on lui fit, il les explique par la gêne qu’entraîne son refus de
l’objectivité de la déviance.
 
 
4. Conclusion
Becker a montré tout au long de son étude que la déviance est toujours le fait de réactions et
d’initiatives d’autrui. C’est donc la société qui crée la déviance en réagissant aux transgressions et
également en instituant de nouvelles normes qui créent de nouveaux déviants. Depuis la parution
d’Outsiders, il apparaît impossible d’étudier la déviance sans prendre en compte et les accusés et les
accusateurs.
Des critiques vinrent de certains sociologues qui accusèrent Howard Becker de légitimer et de
défendre les déviants en soutenant ouvertement des normes non conventionnelles. Mais ces critiques
sont sans doute dues à une lecture abusive de l’étude qui n’a pas pour dessein de déterminer ce qui est
bien ou mal mais simplement de montrer que ce qui est admis comme déviant n’est en fait déviant que
pour une fraction, plus ou moins grande, de la société. Outsiders reste en définitive un grand ouvrage
et une grande étape tant dans la sociologie de la déviance que dans la sociologie en général.

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B
Merci pour cet article ! Très constructif et bien organisé ! <br /> Génial m'pote continue comme ça !!
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T
Extralucide ! Merci mon pote !
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